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les charognards

Un syndicat il y a peu a surfé, comme ça s’est vu d’autres fois, sur le mal-être des gens pour recruter. Il était dit en somme que la dépression se combat par le syndicalisme et appelait les brebis égarées à rejoindre le groupe bienveillant.

Qu’allait proposer ce syndicat en réponse à la dépression de ces personnes récupérées ainsi ? un espoir lointain, une promesse, et à la condition de rester dans les clous dudit syndicat ? continuer à travailler, à croitre, et en apprenant en sus à défendre ce droit à être exploité ? par quel miracle un discours pareil, limitant et triste, pourrait sortir d’une dépression ?

Si les causes du suicide ne sont jamais univoques il y a malgré tout quelque chose de l’ordre de l’insupportable qui relie. L’insupportable de ce monde quand on est fragile, l’insupportable de ne pas arriver à trouver sa place dans une société qui te veut précisément situéE, homme ou femme, exploité ou exploiteur, père ou mère, etc. et l’insupportable arrive alors qu’on constate que tous les efforts en ce sens ne sont pas récompensés comme on le promet, et qu’on se découvre un jour malheureux sans arriver à expliquer la raison.

On a été bien sages, bien dans les clous, bien travailleurs et bien honnêtes, on a mis de côté pour goûter un paradis à la retraite, et tout ça n’est pas récompensé. Un malaise subsiste, un mal-être diffus. Comment se fait-il que je ne suis pas plus heureux-se à avoir suivi pourtant tout le mode d’emploi, et quand au juste ce sentiment s’est-il imposé ? je me souviens de ce temps où plus jeune je m’en foutais d’être mariéE, avec des mômes, sans maison et sans crédit, où travailler ne m’intéressait pas spécialement, quand la réussite me faisait rire.

Je galérais,  certes, et on n’avait de cesse de dire que la vie c’est dur, comme si c’était inévitable, une vérité implacable, une fatalité. J’avais pas de thune, mais j’avais des copainEs, on était pas organiséEs spécialement mais on se filait des coups de main sans même y penser : ton pote, c’est ton pote, et s’il a besoin de clope, de thune, de discuter, de se marrer ou de partager du chili ben on y va et c’est tout. Quand est-ce que cette entraide a disparu qu’on se retrouve à chercher ainsi la main tendue dans des organisations  et des tiers qu’on ne connait pas ?

Quand la société a réussi, à un moment ou un autre, à t’imposer ce qu’elle veut, par le crédit, le taf, la famille, le  ou la conjointe, la peur de l’avenir et de tout, l’attente, en bref l’enfermement. Quand tu as commencé à trouver des copainEs envahissants dans l’espace familial, dans le couple, quand tu es devenuE possessif et jaloux, quand le mal-être a fini par prendre le dessus avec la peur de perdre ce que tu as eu autant de mal à gagner, quand la joie et l’amitié ont cédé la place aux décomptes des services et à celui des trahisons, quand le soupçon et la jalousie t’a fait perdre de vue ton ou ta pote. Quand tu es devenu si malheureux à chercher à te conformer que les personnes autour qui l’ont fait comme toi et s’en sentent bien ne te comprennent plus : allons bon tu as tout pour être heureux.

Si tu as suivi ta route en continuant à t’en foutre de gagner correctement le droit d’exister tu as vu tes potes qui ont réussi devenir des assistantes sociales, à vouloir t’aider là où tu es très bien, sans comprendre que ça n’est pas l’argent qui te manque, mais les liens, distendus dans les différences de choix de vie. Ils veulent t’aider, parce que pour eux ça n’est pas concevable d’être bien sans travailler, sans thune et sans ambition, ce que tu voudrais c’est qu’ils continuent à te voir et comme avant, quand le travail et la famille, les sorties du samedi soir n’occupaient pas tout le temps et qu’on s’en foutait de débarquer à l’improviste.

La vie dans une telle société va jusqu’à séparer les meilleurEs amiEs, alors comment pourrait-il en être autrement sur les autres questions, tout est fait pour que l’entraide simple, le geste qu’on ne pense même pas, devienne suspect, alors comment on fait quand les petits murs se bâtissent rendant cette navigation encore plus compliquées et éloignant encore et encore les gens entre eux, jusqu’à ce que le fait de discuter dans la rue devienne une subversion incroyable ? comment penser toute question politique quand on cherche a priori à faire venir dans un cadre précis, qu’il soit syndical associatif ou militant, pour enclencher la discussion et de façon déjà ordonnée, quand en plus toute sociabilité sera traquée par l’état, hors du travail et dans la lutte en imposant des règles très restrictives aux occupations, dans un contresens évident comme on le voit à l’Odéon et dans la quasi totalité des lieux de culture occupés ?

Comment on se demande comment militer quand même voir des amiEs est compliqué ? a t-on envie de militer quand on est isoléE et qu’on rejoint ces lieux, ou est-ce autre chose qu’on vient trouver ? est ce que s’intéresser à la politique est contradictoire au fait de chercher des amiEs, complices ou autres ? Dans ces conditions, qu’est ce qu’on appelle solidarité quand on cherche le cadre avant toute chose ?

Comment on se demande, aujourd’hui et concrètement, de quelle façon militer puisqu’on nous empêche de nous voir  et que cet isolement crée l’état dépressif et l’impuissance, comment on en arrive à voir des syndicats surfer sur cet état d’ignoble façon quand on sait que ce syndicat ne donnera pas la réponse appropriée et même fera tout pour l’éviter, celle ci étant contre son intérêt propre ?

Dans une discussion avec un retraité foutu à la porte à très peu de la pension complète, alors que je lui disais  ma révolte à voir traités les gens comme ça, le redressement et le soulagement que j’ai vu, ce lien qui s’est créé subitement parce que la réponse que je donnais n’était pas la compassion ou la condescendance, mais l’empathie, il s’est passé ce qu’on veut tuer aujourd’hui, que ce soit l’état, les groupes définis ou les politiciens qui le veuillent : le lien d’entraide, brut et sans médiation, désintéressé et direct.

Mon père s’est suicidé, et si les raisons en étaient multiples, me reste en tête cette discussion au téléphone que j’avais eue avec lui quelques années plus tôt. Il s’est fait virer, si près du but de la retraite, parce qu’il s’est levé pour défendre une travailleuse contre son patron. Ce geste, je l’ai admiré de sa part parce que je savais combien il lui était difficile de voir que son patron était une ordure, et combien il avait toujours tenu le discours du bon travailleur, t il était zélé, provoquant de grosses engueulades entre nous (et qu’il soit venu me parler à ce moment là de son éviction disait finalement qu’il m’avait comprise, et savait à qui s’adresser). Quand il a été viré, il s’est adressé à un syndicat, et ce syndicat lui a dit de baisser les bras, d’accepter le peu que le patron lui donnait et de laisser couler. J’étais furieuse : il ne s’agissait pas de question d’argent, ici, mais de tout autre chose. Mon père m’a dit le discours « raisonnable » que le syndicat lui a tenu pour calmer sa colère à lui, qu’il ne fallait pas être déraisonnable, que demander plus allait être trop long et usant, etc. Mon père ne s’en jamais vraiment remis de ça je pense,  parce qu’il a pris ce discours comme le seul entendable. Si le suicide n’est jamais univoque, et si on ne peut pas non plus expliquer toute fragilité par le biais social, on ne peut pas prétendre que la société s’adapte aux plus fragiles, non. Si le suicide est une des résultantes d’un monde où on te réclamera de te conformer d’une façon ou d’une autre on ne peut pas non plus écarter la réponse qu’on apporte à ce fait. Si je comprends, personnellement, que ma colère n’est peut être pas que politique et relève d’autre chose, il n’en est pas moins vrai que ma colère politique est parfaitement recevable, et que même cette raison profonde et intime est parfaitement analysable aussi du point de vue politique.

Quand j’ai vu ce pilier de comptoir relever la tête à ce que je racontais de ma haine des patrons et de l’exploitation, j’ai pris conscience de cette chose : ce qui aurait sans doute soulagé aussi mon père, du moins en partie,  aurait été d’aller cramer sa boite illico. L’argent et la patience ne sont pas les bonnes réponses à apporter à une personne qu’on humilie quotidiennement.